Si Donjons & Dragons domine toujours le marché du JDR en Occident, ce n’est pas le cas au Japon. Pour cause, un concours de circonstances et de choix qui ont une importance particulière dans le cadre actuel où le géant traverse une crise un peu similaire.
Lorsque TSR lance son jeu DnD sur le marché en 1984, il crée un nouveau hobby qui conquiert d’abord les States avant de se répandre dans le monde. Plus qu’un jeu, il s’agit d’un phénomène culturel. Cependant, cette hégémonie n’est généralement vraie que dans le monde occidental et elle n’y est pas toujours vraie en fonction de l’instant ou du lieu.
La Red Box chez Shinwa : Donjons & Dragons arrive au Japon
Le cas du Japon illustre bien la force, mais aussi les problèmes de Donjons & Dragons quand il sort de son territoire habituel. En effet, le jeu de rôle de TSR a été un phénomène au Pays du Soleil Levant… Avant de perdre sa couronne au profit d’un monde qu’il a pourtant contribué à créer avant de le rejeter.
Et ce monde, les enfants des années 90 le connaissent aussi dans l’Hexagone : Chroniques de la Guerre de Lodoss. En fait, DnD traverse très tôt le Pacifique du fait de son succès massif au Pays de l’Oncle Sam. Dès 1985, la Red Box, une boîte prête à jouer des règles, est traduite et vendue comme un jouet par Shinwa Co ltd. Il se vend par centaines de milliers d’exemplaires dans les cinq années qui suivent selon les sources officielles.
Du succès au déclin de DnD au Pays du Soleil Levant
L’actual play qui a popularisé Donjons & Dragons au Japon
L’une des raisons de ce boom est un groupe de joueurs, Group SNE. On pourrait les assimiler à un Critical Role nippon avant l’ère du streaming. Ils publiaient les récits de leurs sessions sous le titre de « D & D Magazine Live : Record of Lodoss War Replay ». La série était captivante et c’est ainsi que cet actual play a rendu Donjons & Dragons accessible aux joueurs du Japon. Joueurs qui avaient déjà accès à la fantasy occidentale à travers des romans et des jeux vidéo.
Lodoss respirait pleinement cette fantasy traditionnelle, tolkienesque. Dans la première série, adaptée sous la forme de l’animé que l’on connaît en Occident, on suit les aventures d’un groupe hétérogène dans un monde fantastique en guerre entre intrigues politiques et magie ancienne.
Ces héros obéissent d’ailleurs à des archétypes très classiques de la fantasy des années 70-80. On comptait un jeune humain guerrier, une elfe qui combine magie et art martial, un nain avec une hache (nommé Gim), un sorcier, un clerc et un voleur. Le groupe ne demeure pas statique et va changer au fil de l’aventure.
Il en va de même pour le développement du récit qui rappelle des tropes encore présents dans Donjons & Dragons et pas qu’au Japon. Par exemple, les protagonistes se rencontrent par hasard et décident de voyager ensemble sans vraiment d’explication. Revoir Lodoss avec un œil de rôliste permet de noter des ressorts scénaristiques qui ne font sens que parce qu’on comprend les dynamiques autour d’une table de jeu de rôle. Un peu comme L’Honneur des Voleurs, en fait.
L’erreur de TSR et l’émergence de Sword World RPG…
Lodoss contribue ainsi à créer un terreau fertile pour DnD, mais c’était sans compter sur TSR. En effet, la compagnie propriétaire de la licence ne se montre pas forcément coopérative avec Group SNE qui voulait promouvoir le jeu à travers l’actual play, ses adaptations et ses dérivés. Des questions de droits entre Shinwa, TSR et Kadokawa empêchent aussi certains projets.
Group SNE publie finalement les romans de Lodoss au Japon sans aucune mention de Donjons & Dragons. Par la suite, ils passent aussi à un système inédit pour la suite de Lodoss. De plus, SNE expérimente avec d’autres jeux qu’ils traduisent dans leur langue, notamment Tunnels & Trolls. Le titre de roi de TRPG fantasy toutefois reviendra au jeu né des aventures de Parn, Deedlit et leurs amis : Sword World RPG.
En 1998, ce jeu de rôle de fantasy arrive sur le marché nippon. Il donnera naissance à une gamme à la longévité impressionnante puisqu’il existe encore de nos jours, après une remise à niveau dans une nouvelle version à partir de 2008. Des fans travaillent à le traduire en Anglais. Simple et accessible au niveau des règles comme des prix des ouvrages, SWRPG règne alors que DnD peine à s’ancrer au Japon depuis ces heures glorieuses.
… Et le retard de DnD sur le marché japonais
En effet, si la Boîte Rouge de Donjons & Dragons arrive et se vend sans problème au Japon, AD&D ne parvient pas à trouver ses marques. Le jeu est particulièrement cher : près de 10 fois celui de Tunnels & Trolls pour le manuel du joueur ! Le guide du MJ et le bestiaire sont vendus à part à des prix presque similaires. Le passage de TSR à Wizards of the Coast apporte aussi son lot de complications qui ne permet à DnD de ne revenir qu’avec la 3e en 2000.
Hobby Japan prend donc le relais depuis la 3e édition jusqu’à la 5e. Chacune vend quelques milliers d’exemplaires. Depuis 2022, WotC assure la traduction et la vente de son jeu auprès du marché nippon. Malgré leurs efforts pour populariser le jeu et le succès de Baldur’s Gate 3, la gamme elle-même ne dispose que d’une petite niche par rapport à SWRPG ou encore l’Appel de Cthulhu. Comme le montre ce graphique reflétant l’estimation de leur popularité auprès des Japonais.
Vers un éclatement du marché des RPG occidentaux ?
Cette histoire explique la nuance du marché des TRPG avec celle des TTRPG. Là où en occident les jeux qui réussissent, dont Shadowdark, emploient surtout le d20 comme Donjons & Dragons, au Japon, on préfère les d6 comme dans SWRPG et les d100 comme dans d’AdC. J’ai moi-même constaté ceci avec Shinobigami et Tokyo Conception.
L’histoire de DnD au Pays du Soleil Levant a gagné en intérêt récemment. Il ne s’agit pas, selon moi, d’une coïncidence. L’échec de ce jeu au Japon cours des années 80 rappelle ce qui arrive actuellement : WotC qui se met à dos les fans, Critical Role/Dimension 20/La Bonne Auberge qui abandonnent progressivement DnD pour créer leurs systèmes comme Daggerheart, le succès des systèmes à d6/d12/d100…
Les années à venir pourraient voir le marché occidental évoluer pour ressembler à celui du Japon. D’ailleurs, il s’agit d’une tendance que favorise déjà le financement participatif avec les jeux plus petits ou indépendants. On aurait alors plusieurs petits systèmes plutôt qu’un seul avec un quasi-monopole.